Research
Author: Monica Loyola Stival (Universidade Federal de São Carlos, UFSCar)
This article aims to show that one cannot reach an opening to new forms of political rationality from the manner in which Foucault thinks the subject in liberal modernity. The difference between "concurrence" understood as form or as norm distinguishes Foucault's diagnosis regarding liberal modernity from the diagnosis presented by Dardot and Laval. This difference lies at the basis of the possibility of thinking with Dardot and Laval a counter-rationality or, with Foucault, of remaining within the epistemological framework of liberalism itself. This is because the status of this (neo)liberal rationality, in Foucault's analysis, has as its counterpart the (neo)liberal subject. Therefore, to indicate the theoretical and political limitation that rationality as an essential form of modernity implies to Foucault's thought, I will rely on some critical considerations to the analysis of Dardot and Laval, opposite in this point to Foucault's reading of modern rationality and of the (neo)liberal subject.
Keywords: neoliberalism, subject, liberal rationality, Dardot, Laval, Foucault
How to Cite: Stival, M. (2018) “Le sujet du (néo)libéralisme”, Genealogy+Critique. 4(1). doi: https://doi.org/10.16995/lefou.44
"Le libéralisme comme style général de pensée, d'analyse et d'imagination":1 c'est la manière dont se présente, aux yeux de Foucault, le modèle libéral nord-américain. La manière dont le libéralisme traverse les corps et coordonne la vie sociale, en établissant l'êthos du sujet libéral nord-américain, est "radicale" par rapport à l'ambiguïté du modèle libéral allemand, ambiguïté entre les principes libéraux qui fondent l'État allemand de l'après-guerre et la perspective sociale qui amène au principe d'intervention désigné comme "bien-être social". Ce dernier élément exige la Vitalpolitik, "qui aura pour fonction de compenser ce qu'il y a de froid, d'impassible, de calculateur, de rationnel, de mécanique dans le jeu de la concurrence proprement économique".2 Foucault analyse dans son cours Naissance de la biopolitique (1978–1979) ces deux modèles concrets de la gouvernementalité moderne, tous deux libéraux, en soulignant la radicalité du modèle nord-américain, car, selon lui, dans "le néolibéralisme américain il s'agit bien, en effet, toujours de généraliser la forme économique du marché".3 Généraliser signifie ici prendre la forme économique du marché en tant que forme de la vie sociale et, plus important encore, en tant que forme ou rationalité du mode d'être des sujets.
Cela signifie que la généralisation de la forme économique n'est pas une particularité du néolibéralisme, ce qui vaut et pour le modèle nord-américain et pour le modèle allemand. La façon dont Foucault présente la naissance du néolibéralisme est celle d'une relecture du libéralisme classique. C'est-à-dire que ce n'est pas une rupture qui est en jeu, mais une manière nouvelle de comprendre la signification centrale du libéralisme. Ce qui est en jeu, c'est une espèce de correction théorique par rapport à la "naïveté naturaliste" qui faisait que les libéraux classiques déduisaient le laissez-faire du diagnostic d'une économie de marché. "Eh bien, c'est là que les ordolibéraux rompent avec la tradition du libéralisme du XVIIIe et du XIXe siècle", puisque "du principe de la concurrence comme forme organisatrice du marché, on ne peut pas et on ne doit pas tirer le laissez-faire".4 Donc, la nouveauté n'est pas dans la forme, n'est pas dans la centralité de la concurrence, mais dans ce que l'on déduit à partir d'elle. Les néolibéraux allemands "ne se différencient donc pas du tout de ce qui avait été l'évolution historique de la pensée libérale".5
Cet article propose de réfléchir, à partir de ces considérations, sur la lecture de Dardot et Laval du néolibéralisme, particulièrement dans leur livre La nouvelle raison du monde: essai sur la société néolibérale. Il est possible de remettre en question à partir du cadre foucaldien l'idée que la révision du naturalisme libéral signifie effectivement la naissance d'une "nouvelle rationalité". S'agit-il, pour le néolibéralisme, de "forger un discours à la fois théorique et politique qui donne raison, forme, sens à l'intervention gouvernementale, un discours nouveau qui produise une nouvelle rationalité gouvernementale"?6 Si l'on suit la lecture de Foucault, la rationalité qui se définit par la forme de la concurrence est déjà en jeu dans le libéralisme classique, particulièrement au XIXe siècle, même si on en déduit théoriquement le laissez-faire en pariant sur sa réalité naturelle et en se passant ainsi d'un exercice permanent consistant à assurer la forme générale de la concurrence. C'est ce qui donne effectivement du sens théorique à l'intervention néolibérale. C'est-à-dire que l'État néolibéral doit "intervenir pour empêcher que cette concurrence ne soit altérée par tel ou tel phénomène, comme par exemple le phénomène du monopole".7
En fonction de la compréhension de la distinction entre libéralisme et néolibéralisme, ainsi qu'en fonction du sens du libéralisme comme un mode de compréhension théorique et d'action de gouvernement fondé sur le principe de la concurrence, il nous semble opportun de nous pencher sur quelques passages du livre de Dardot et Laval. Cette discussion n'a pas pour objectif principal d'opposer à l'essai des auteurs français une espèce de vérité du texte foucaldien, ce qui serait absurde. L'objectif ici c'est de mettre en lumière, par le biais d'un contrepoint à la lecture de Dardot et Laval, la discussion foucaldienne sur le libéralisme et, surtout, sur le sujet du libéralisme. Cela nous permettra, en conclusion, de signaler que le sujet libéral décrit par Foucault coïncide épistémologiquement avec la notion de sujet que l'on peut décanter de son travail. Cette coïncidence épistémologique semble être le motif principal d'une limite importante de la recherche de Foucault, du moins si nous pouvons la remettre en question à partir d'une perspective qui requiert la possibilité d'un horizon politique collectif et effectif.
On sait que le libéralisme discuté par Foucault, particulièrement dans Naissance de la biopolitique, n'est pas un programme politique ou économique, mais qu'il est plus ample que cela, qu'il est une rationalité. Il y a une rationalité, un mode de fonctionnement des relations de gouvernement qui est dit "libéral" dans la mesure où il existe, dans ce mode de gouvernement, une autolimitation à partir de l'économie politique. La rationalité libérale est la raison, la proportion, le mode d'une gouvernementalité moderne, en comprenant par gouvernementalité "l'ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l'économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité".8
Exercer cette forme spécifique de pouvoir, mettre en jeu un mode spécifique de gouvernement, ne signifie pas imposer une volonté étrangère au mode de vie des sujets, de la population. Car, de même que la population est la cible d'une gouvernementalité, elle est le sujet de la rationalité qui lui donne concrétude. Enfin, il s'agit, dans cette rationalité libérale, d'une certaine "régulation spontanée" au niveau de la population, car "c'est à elle qu'on demande de se conduire de telle ou telle façon".9 Ainsi, ce sont des processus intrinsèques à la population qui mettent en mouvement l'autolimitation. "Les mécanismes de sécurité ou l'intervention, disons, de l'État ayant essentiellement pour fonction d'assurer la sécurité de ces phénomènes naturels qui sont les processus économiques ou qui sont les processus intrinsèques à la population, c'est cela qui va être l'objectif fondamental de la gouvernementalité".10 Donc, l'exercice de gouvernement qui prend la population en tant que cible, le fait en assurant la rationalité qui lui est intrinsèque et qui se manifeste sous la forme de la concurrence.
La population est à la fois sujet et objet de la gouvernementalité moderne. La forme en jeu définit une rationalité spécifique, qui est la rationalité libérale, de sorte que l'on peut affirmer alors qu'il s'agit, pour le libéralisme, d'un êthos, d'un mode d'être. Et ce parce que l'économie, dans le contexte où le sujet est défini en général en tant que capital, que valeur, d'où la notion de "capital humain", somme toute, l'économie, n'est désormais "donc plus l'analyse de la logique historique de processus, c'est l'analyse de la rationalité interne, de la programmation stratégique de l'activité des individus".11 En ce sens, ce n'est pas par hasard que Foucault analyse le cas du libéralisme nord-américain en montrant que ce modèle est "un type de rapport entre gouvernants et gouvernés beaucoup plus qu'une technique des gouvernants à l'égard des gouvernés".12 Si c'est à la population qu'on demande de se conduire de différentes manières, il s'agit de trouver parmi les individus cette rationalité, c'est-à-dire, "toute une manière d'être et de penser".13
En tenant compte de ce cadre, la thèse de Dardot et Laval selon laquelle "la grande innovation de la technologie néolibérale est de rattacher directement la manière dont un homme 'est gouverné' à la manière dont il 'se gouverne' lui-même",14 semble discutable. Cette correspondance marque non seulement la rationalité libérale analysée par Foucault, mais elle annonce aussi le problème de la corrélation entre l'exercice de pouvoir et la manifestation de la vérité, qui est décrite dans le cours de 1980 en tant que corrélation entre hégémonie et alèthurgie: "le mot fictif d'alêthourgia, l'alèthurgie, on pourrait appeler 'alèthurgie' l'ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l'indicible, à l'imprévisible, à l'oubli".15 Cela signifie que le jeu concret qui établit des oppositions telles que vrai/faux, juste/injuste etc., a un lien direct et de double sens avec la manière dont l'exercice du pouvoir s'établit. C'est pourquoi Foucault peut parler de gouvernementalité en tant qu'exercice de pouvoir ayant la population comme cible et, en même temps, de la population comme sujet de cette rationalité, comme sujet et objet de son fonctionnement. Il y a une "corrélation entre la technique de sécurité et la population, comme à la fois objet et sujet de ces mécanismes de sécurité".16 Donc, comme le note Foucault, "il est vraisemblable qu'il n'y ait aucune hégémonie qui puisse s'exercer sans quelque chose comme une alèthurgie".17 C'est certainement le cas du libéralisme.
Pour Foucault, il y a donc une certaine activité des sujets dans la production et la sédimentation de la rationalité de gouvernement libéral. Il y a activité du point de vue de la "population". En ce sens, il ne paraît pas exact de dire, avec Dardot et Laval, que la grande nouveauté du néolibéralisme réside "dans le façonnement par lequel les individus sont rendus aptes à supporter les nouvelles conditions qui leur sont faites, ce alors même qu'ils contribuent par leur propre comportement à rendre ces conditions de plus en plus dures et de plus en plus pérennes".18 Cette "contribution" des sujets marque également sans aucun doute, pour Foucault, le néolibéralisme. Cependant, elle n'est pas une caractéristique qui différencie libéralisme et néolibéralisme.
Le néolibéralisme est compris par Foucault comme une relecture du libéralisme lui-même, une redéfinition qui s'étend au commencement du libéralisme, et non pas comme une rupture ou comme le début d'un type spécifique de gouvernement ou de sujet. Le néolibéralisme recompose l'histoire libérale, en substituant la centralité du laissez-faire par la centralité de la concurrence; même la concurrence n'est pas la nouveauté, mais bien la reconnaissance qu'elle fonctionnait déjà dans le libéralisme classique en tant que forme essentielle (eidos) du gouvernement, de sorte qu'il ne suffit pas de laissez-faire et qu'il faut, au contraire, fomenter cette forme de relation économique et sociale, cette forme qui définit le mode d'être des sujets dans le monde. Il s'agit de garantir l'environnement – voire même la psychologie, si l'on prend Hayek ou Becker en considération – qui peut faire que les individus soient des sujets de cette rationalité.
La question de la position active du sujet dans la rationalité libérale différencie cette nouvelle raison gouvernementale, moderne, de la Raison d'État qui la précède, pour laquelle il s'agissait "de donner aux individus une certaine représentation, une certaine idée, de leur imposer quelque chose et aucunement de se servir d'une manière active de leur attitude, opinion, manière de faire".19 C'est précisément cet usage actif du mode d'être du sujet qui, dans la modernité, fournit du sens particulier à l'ambiguïté des termes "conduite" et "gouvernement" (se conduire et être conduit, se gouverner et être gouverné). Il s'agit de l'ambiguïté de l'individu dans cette gouvernementalité libérale, à la fois objet et sujet de gouvernement. Ce point est décisif pour le problème épistémologique que je prétends signaler par après.
Avant d'arriver au problème épistémologique du sujet (néo)libéral chez Foucault, il nous faut mettre en garde vis à vis d'un point de la lecture de Dardot et Laval de la société néolibérale. Il s'agit de la compréhension de ce qu'est exactement la concurrence, ou plutôt, de ce que signifie de dire qu'elle est une forme ou une espèce d'essence de la société libérale, un eidos. Le point central est qu'elle n'est pas une norme. Chez Foucault, la concurrence ne peut pas être une "norme générale des pratiques économiques", comme l'assurent Dardot et Laval. Elle n'est pas norme, et, dans cette mesure, la concurrence n'est pas une prescription propre d'un champ spécifique des pratiques sociales et politiques – celles économiques – qui s'étendrait aux autres champs au travers de diverses technologies de pouvoir. La constatation d'une supposée "exigence d'une universalisation de la norme de la concurrence" ne pourrait pas exister, dans le cadre conceptuel foucaldien, surtout dans le sens selon lequel cette norme dépasserait "largement les frontières de l'État, elle atteint directement jusqu'aux individus considérés dans le rapport qu'ils entretiennent avec eux-mêmes".20 Pour Foucault, ce qui est propre au modèle néolibéral nord-américain, et en cela il radicalise le modèle allemand, c'est l'action "non pas sur les joueurs du jeu, mais sur les règles de jeu".21 C'est-à-dire que ce qui est en question, c'est une intervention qui n'est pas "du type de l'assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental".22
Cela signifie que quelque chose comme l'extension d'un principe normatif jusqu'à l'âme du sujet n'est pas en question. Concurrence désigne la forme économique des relations entre des individus, tandis que norme désigne la prescription d'une conduite spécifique.23 Et s'il n'est pas question d'un assujettissement interne des individus, il n'est donc pas question d'"enrôler les subjectivités", comme le disent Dardot et Laval, "à l'aide de contrôles et d'évaluations de la personnalité, des dispositions du caractère, des façons d'être, de parler, de se mouvoir, quand ce ne sont pas les motivations inconscientes".24 La question, selon Foucault, c'est la constitution d'une forme, un "jeu formel entre des inégalités",25 qui est le principe de la concurrence en tant qu'eidos : "La concurrence, c'est un eidos".26 La concurrence est donc l'essence formelle des relations modernes – ce qui fait que les ordolibéraux donnent un significat nouveau au libéralisme dans son ensemble, mais dans un même régime de vérité. La concurrence est une logique formelle intuitionnée à partir de conditions artificielles, celles qui impliquent une action sur l'environnement, et non pas immédiatement une intériorisation progressive des principes de conduite.27 Le sujet néolibéral ne serait donc pas l'élément d'une étape – la dernière – dans un processus de normalisation par logique mercantile; le sujet néolibéral est une partie active de l'exercice d'une rationalité dont la logique est la même que celle de la forme mercantile.
Apparemment, l'important est de garantir l'environnement dans lequel cette logique formelle s'exerce, et non pas des mécanismes directs d'enrôlement subjectif. Après tout, c'est cette différence qui montre le sens propre de la subjectivité telle que pensée par Foucault, en opposition à celle mise en cause par les marxistes français. Pour lui, la rationalité libérale est constitutive des subjectivités qui se forment dans cet environnement spécifique (néolibéral) et c'est pourquoi les individus participent activement de ce mode de gouvernement de soi et des autres. Il ne s'agit pas, pour Foucault, d'une construction forcée (coercitive), d'une imposition rationnelle au travers de techniques disciplinaires élaborées (techniques qui concernent ce qui est de l'ordre de la norme, pas de la forme). Dardot et Laval, en revanche, font état de techniques qui "excèdent la stricte action étatique et orchestrent la façon dont les sujets se conduisent pour eux-mêmes".28
Bien que la différence entre forme et norme soit trop subtile, il semble que les analyses de Foucault, d'un côté, et de Dardot et Laval de l'autre, ont, de ce fait, des effets empiriques et politiques distincts. Après tout, un espace opaque à la rationalité en vigueur et à sa constante expansion normative peut être compris comme champ d'une possibilité politique distincte de l'actuelle, tandis que, en revanche, une rationalité qui répond à la forme (eidos) des relations modernes constitue le mode d'être du sujet moderne et, de ce fait, la possibilité d'une contre-rationalité est une torsion interne de la rationalité en vigueur.
Chez Foucault, il s'agit, avec la concurrence, d'un êthos, du mode d'être du sujet, et non pas d'imposition ou de coercition. C'est pourquoi la question politique consistant à imaginer une autre rationalité est plus difficile que de trouver des barrières à une certaine imposition normative, à une certaine expansion coercitive d'une norme. Il est évident que Dardot et Laval reconnaissent aussi qu'il s'agit de la formation d'un êthos: "En établissant une correspondance serrée entre le gouvernement de soi et le gouvernement des sociétés, elle [l'entreprise] définit une nouvelle éthique, c'est-à-dire une certaine disposition intérieure, un certain ethos, qu'il faut incarner par un travail de surveillance que l'on exerce sur soi et que les procédures d'évaluation sont chargées de renforcer et de vérifier".29 Or, punition et vérification, punition et renforcement: des termes d'une conception behaviouriste sur l'homme qui situe l'épistémologie libérale. Elle est essentielle pour la conclusion – commune à Foucault et à Dardot et Laval, et point de départ de l'usage que ceux-ci en font – selon laquelle le (néo)libéralisme est une rationalité: il est plus qu'un programme politique ou économique. Ce "plus" peut être compris en tant qu'extension de la logique mercantile à d'autres sphères, ou bien en tant que forme générale de toutes les sphères de relations dans un État libéral. L'alternative est entre un êthos devant être conquis et un êthos à caractériser un mode d'être spécifique, une ontologie historique de "nous-mêmes".
L'épistémologie qui fonde cette extension (dans la perspective de Dardot et Laval) ou cette forme essentielle (dans la perspective de Foucault) coïncide avec ce que l'on pourrait considérer comme l'épistémologie de Foucault.30 Ceci parce que, d'une manière ou d'autre, les corps sont absolument traversés par la rationalité en vigueur, c'est-à-dire qu'il y a une constitution absolument positive des sujets. Il n'y a pas d'opacité à fonder un mouvement de distinction à partir du sujet. En effet, la manière dont Foucault pense la constitution du sujet moderne ne permet pas de fonder la naissance d'une contre-rationalité, surtout une "raison du commun".31
Chez Foucault, l'aspect central dans l'analyse du libéralisme est le sujet du libéralisme, et c'est peut-être la raison pour laquelle il n'y a pas chez lui de discussion directe des formes de gouvernement – en bien ou en mal, Foucault ne se manifeste pas, par exemple, sur la "démocratie" moderne. Le lien ou l'impossibilité du lien entre libéralisme et démocratie, qu'on peut trouver chez divers auteurs (Carl Schmitt, par exemple, et dans cette ligne de pensées, Chantal Mouffe), n'est pas une question pour Foucault. Un thème de réflexion important qui se forme à partir de cette position analytique est celui de l'élision des distinctions entre des formes de gouvernement, dans l'idée de caractériser ce qui serait une certaine démocratisation en cours dans cette période de la formulation du néolibéralisme, dans la discussion sur la fondation de l'État allemand dans l'après-guerre.
Pour pouvoir soulever, plus bas, la question du poids de cette absence, il nous faut d'abord comprendre ce qu'est le libéralisme dans ses analyses. Le libéralisme est une morale, un mode d'être des sujets, un êthos; comme on le sait, il n'est pas un programme économique ou politique. C'est-à-dire que le libéralisme n'est pas seulement cela, n'est pas principalement cela – la forme d'organisation économique et politique du libéralisme est un aspect de quelque chose de beaucoup plus général. Ce n'est pas un hasard si Hayek souligne, comme le mentionne Foucault, que "le libéralisme a besoin, lui aussi, d'utopie".32
Il est vrai que le libéralisme est pour Foucault l' "autolimitation de la raison gouvernementale". Dans cette mesure, il concerne fondamentalement le mode de gouvernement. Mais l'autolimitation est l'exercice critique de ceux qui sont à la fois des sujets et des objets de cette raison gouvernementale. C'est pourquoi la question centrale est celle de savoir comment un instrument critique, tel que l'économie, habite la rationalité, pas seulement au niveau de l'exercice de gouvernement, que Foucault nomme hégémonie, mais au niveau de la production de la vérité par les sujets, dite alèthurgie.
Ainsi, c'est dans la dimension de l'alèthurgie que l'on rencontre le corrélat de la condition hégémonique du libéralisme en tant qu'exercice de gouvernement. Dans la dimension de la production de la vérité, de la loi et de l'autorité qu'exerce (aussi) le gouvernement, on rencontre le sol épistémologique (ou anthropologique) qui est condition de l'analyse foucaldienne de la rationalité libérale. Est en jeu la production effective et décentralisée de la rationalité, la constitution fluide de la vérité. En ce sens, l'autorité du sujet du libéralisme, corrélat de l'exercice de gouvernement libéral, fait la vérité et la loi, pour suggérer une reformulation de la thèse classique (hobbesienne) selon laquelle c'est l'autorité, et non pas la vérité, qui fait la loi. Je veux souligner ainsi deux choses apparemment connues à propos de Foucault: 1) la vérité est aussi contingente que la loi et 2) l'autorité n'est pas un pôle exclusif d'un État coercitif – l'idée d'auteur est située à nouveau également dans la dimension des sujets.
Mais quelle espèce d'activité est-il possible de reconnaitre dans ou pour un sujet, quand on se défait de toute négativité ontologique, tel que le sujet foucaldien? Quelle espèce de production ou de constitution peut-on reconnaître dans cette dimension habitée par un corps absolument perméable aux relations de pouvoir? Cette transparence absolue ou cette absence d'opacité est commune à l'épistémologie foucaldienne et aux présupposés anthropologiques du libéralisme. La critique de Foucault envers la négativité ontologique – pour résumer ainsi les présupposés des "philosophies du sujet" modernes – implique, chez lui, un sujet absolument perméable. Après tout, on sait déjà qu'il n'y a pas chez Foucault une conscience absolument donnée ni n'importe quelle autre opacité qui puisse caractériser l'homme et qui pourrait faire de sa scission constitutive l'espace d'un impensé qui résiste aux relations positives ou module son appréhension. "Si l'homme est bien dans le monde le lieu d'un redoublement empirico-transcendantal, s'il doit être cette figure paradoxale où les contenus empiriques de la connaissance délivrent, mais à partir de soi, les conditions qui les ont rendus possibles, l'homme ne peut pas se donner dans la transparence immédiate et souveraine d'un cogito; mais il ne peut pas non plus résider dans l'inertie objective de ce qui, en droit, n'accède pas, et n'accédera jamais à la conscience de soi".33 La critique foucaldienne à cette notion moderne de l'homme est le point de départ de sa propre notion de sujet (non plus d'homme, justement) et donc aussi de corps.
Chez Foucault, la critique envers la manière anthropologique avec laquelle la modernité a donné un espace ambigu à cette figure, l'homme, va dans la direction de la reconnaissance du corps comme espace vide sur lequel s'inscrivent les relations et les marques de l'histoire.34 Les relations de pouvoir sont constitutives de n'importe quel sens que l'on peut donner ici au terme sujet. C'est l'inversion, chez Foucault, de son anti-anthropologisme en une autre espèce d'anthropologisme, puisque le sujet positivement constitué est entièrement objet par rapport aux différents modes par lesquels il se forme (constitue) dans son processus d'assujettissement. Cet assujettissement, logiquement antérieur à la subjectivation, se produit "par tout un réseau de servitudes, qui implique la servitude générale de tout le monde à l'égard de tout le monde et en même temps l'exclusion du moi, l'exclusion de l'ego, l'exclusion de l'égoïsme comme forme centrale, nucléaire de l'individu".35
L'exclusion de l'égoïsme en tant que forme centrale de l'individu pourrait suggérer que l'épistémologie de Foucault est contraire à l'épistémologie libérale. Cependant, cela ne pourrait résonner que chez ceux qui sont habitués à une lecture du libéralisme qui le considèrent comme une forme de pouvoir visant à enrôler les subjectivités, agissant par une intervention au niveau des individus. La servitude générale montre, au contraire, le réseau en jeu dans l'environnement à partir duquel les sujets se constituent, un réseau ou une trame qui a comme forme générale la concurrence et qui donne lieu à une rationalité qui individualise à partir de cet environnement commun. Pour penser une autre constitution subjective, ne faudrait-il pas repenser le postulat du corps ontologiquement vide, c'est-à-dire de la constitution absolument positive du sujet?
Il ne s'agit pas ici de proposer une réédition de l'anthropologisme moderne, mais d'indiquer une conséquence de la posture critique de Foucault. Peut-être existe-t-il une difficulté de fond au niveau de la perspective qui lie la constitution positive du sujet à un quasi-transcendantal capable de délimiter les conditions d'existence et d'énonciation dans un régime de vérité – régime discursif qui serait le principe et l'effet d'une ontologie historique spécifique. La description du régime de vérité, sous la forme d'une analytique des relations concrètes de pouvoir, renvoie à une épistémologie qui est historiquement située, mais dont la généralité ne laisse pas d'espace à une quelconque définition qui la refuse ou la précède. Concernant cette difficulté, il ne s'agit pas ici de suggérer une solution philosophique, mais seulement d'indiquer l'effet théorique et pratico-politique qui semble décanter de cette généalogie de la gouvernementalité moderne.
Chez Foucault, ce n'est pas l'imposition d'un certain comportement ou d'une certaine perspective qui explique l'extension de la rationalité (néo)libérale – extension qui permet de refuser l'idée que le néolibéralisme ne serait qu'un programme politique ou économique. Il ne s'agit pas d'une contamination de toutes les sphères de l'existence humaine par une logique mercantile qui a débordé de ses limites, comme le suggèrent Dardot et Laval, lorsqu'ils présentent leurs conclusions à propos de quels sont "les moments par lesquels s'opère l'extension de la rationalité marchande à toutes les sphères de l'existence humaine et qui font de la raison néolibérale une véritable raison-monde".36 Ce qui explique la supposée extension absolue de la rationalité néolibérale est l'épistémologie qui soutient cette analyse critique et pour laquelle il n'y a pas d'opacité qui puisse empêcher cette rationalité d'occuper les corps. Apparemment, pour penser l'existence d'autres rationalités – si l'on ne se limite pas à la spéculation sur l'accident, aux effets imprévus et hasardeux des relations de force, c'est-à-dire, pour pouvoir penser une activité politique positive et non exclusivement de refus – il faudrait peut-être reprendre, revoir, rediscuter l'épistémologie de Foucault, qui coïncide avec celle que le libéralisme en tant que rationalité exige: que les corps soient absolument constitués dans le régime de vérité en vigueur.
Si l'on prend une certaine perspective politique comme point d'appui critique, il est possible de dire que l'une des limites de Foucault se situe dans cette coïncidence épistémologique (ou anthropologique) entre sa théorie du sujet et la théorie du sujet (néo)libéral. En dépit de l'analyse critique gigantesque de Foucault et de la qualité indéniable de son diagnostic du présent, il existe dans son œuvre des limites importantes devant être discutées du point de vue de la construction d'un horizon politique solide et collectif. J'ai essayé ici de situer au moins une dimension dans laquelle la question du sujet (néo)libéral peut être pensée. On trouve actuellement des lectures cherchant à affirmer l'adhésion de Foucault au libéralisme (entre autres, Lagasnerie et Kervégan), et d'autres qui refusent ce lien (Dardot et Laval par exemple). Plutôt que de prendre position dans ce débat, il a été question ici de reculer au niveau qui possiblement ouvre l'espace d'une telle variation interprétative. Il s'agit du niveau dans lequel la notion libérale de sujet devient la seule qui puisse être mobilisée.
Cet article est une partie des résultats de la recherche qui compte sur le financement du National Council for Scientific and Technological Development – CNPq/Brasil.
Dardot, Pierre, et Christian Laval. La nouvelle raison du monde: Essai sur la société néolibérale. Paris: La Découverte, 2010.
Foucault, Michel. Du gouvernement des vivants: Cours au Collège de France (1979–1980). Paris: EHESS/Gallimard/Seuil, 2012.
Foucault, Michel. Les mots et les choses: Une archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard, 2005 [1966].
Foucault, Michel. Naissance de la biopolitique: Cours au Collège de France (1978–1979). Paris: Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2004.
Foucault, Michel. Sécurité, territoire et population: Cours au Collège de France (1977–1978). Paris: Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2004.
Stival, Monica. Politique et morale chez Foucault: Entre la critique et le nominalisme. Paris: L'Harmattan, 2018.